Après avoir été journaliste pour plusieurs médias internationaux, dont la BBC, Brigitte Leoni a travaillé pendant plus de 17 ans au sein du département de la communication du Bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophes (UNDRR), à Genève et à Bangkok.
En 2020, en pleine pandémie de coronavirus, elle a pris une retraite anticipée et créé une société de production PARVA Productions. C’est dans ce cadre qu’elle a réalisé un documentaire sur une histoire qui l’avait bouleversée quand elle vivait au Mexique, celle de Norma Andrade qui se bat pour obtenir justice suite à l’assassinat de sa fille en 2001. Ce film pointe les failles du système judiciaire mexicain et les violences à l’encontre des femmes. Son expérience à l’ONU l’aide à servir la cause des féminicides et lui a permis de mieux mesurer combien la prévention et l’éducation sont importantes pour une société plus équitable.
Racontez-nous comment vous avez commencé votre carrière aux Nations Unies ?
Lorsque j’ai commencé à travailler pour le bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophe en 2004, nous étions une toute petite entité des Nations Unies, d’à peine 50 personnes, rattachée au grand Secrétariat des Nations Unies. Nous n’avions pas vraiment de département de communication, et pourtant nous devions préparer une grande conférence internationale sur la réduction des risques de catastrophes, à Kobe, au Japon.
Je me souviens d’être allée voir un collègue du HCR, qui était à l’époque, avec l’UNICEF, l’une des meilleurs organismes onusiens en termes de communication, et lui avais demandé comment j’allais attirer l’attention des journalistes sur la réduction des risques de catastrophe. En tant qu’ancienne journaliste, je savais combien il serait difficile de « vendre de la prévention », comme on dit dans notre jargon. Il m’avait alors répondu : « Attends la prochaine grande catastrophe et mise sur cela ! ». Il ne croyait pas si bien dire. Le tsunami qui se produisit dans l’océan Indien en décembre 2004 fut l’un des pires cataclysmes des temps modernes. Il toucha 14 pays, tua plus de 230 000 personnes et attira l’attention du monde entier sur l’absence d’alerte précoce dans le monde et sur la nécessitéurgente de mettre en place des mesures préventives pour mieux appréhender les aléas naturels et sauver des vies.
Comme si le monde s’était enfin réveillé ! Plus que jamais, cette tragédie, dont nous avons commémoré le 20e anniversaire en décembre 2024, a montré combien il était important d’investir dans des mesures de prévention pour réduire l’impact négatif des aléas naturels. La Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes en janvier 2005 attira plus de 1 000 journalistes à Kobe, au Japon, et eut l’effet d’un puissant détonateur.
L’entité pour laquelle je travaillais s’appelait alors la SIPC, avant de devenir l’UNISDR et UNDRR, nom qu’elle porte aujourd’hui. Prévenir les catastrophes a toujours été un défi dans le monde réactif dans lequel nous vivons, face aux politiques à court terme qui régissent une grande partie de nos actions et de nos décisions. Et faire comprendre au monde entier, et aux journalistes en particulier, que les catastrophes ne sont pas naturelles, mais que les aléas le sont, reste un défi permanent. Toutefois, les mentalités ont évolué avec le temps et le nombre croissant de catastrophes liées au climat, plus fréquentes et sévères, nous ont permis de mieux comprendre les défis posés par les aléas naturels. J’ai beaucoup appris au fil des années sur le rôle des Nations Unies en matière de politiques publiques et j’ai rencontré des gens formidables. Toute cette expérience me sert énormément pour la cause que je défends aujourd’hui.
Comment êtes-vous passée des catastrophes aux violences faites aux femmes ?
Quand je me suis séparée des Nations Unies en 2020, alors que nous étions en plein pic de l’épidémie de Covid, je savais déjà ce que j’allais faire. Depuis des années, j’avais un projet qui me tenait à cœur : celui de raconter l’histoire de Norma Andrade. J’avais rencontré Norma alors que je vivais à Mexico en 2001. Norma venait de perdre sa fille Alejandra, qui avait été assassinée en février de la même année à Ciudad Juárez. Le féminicide de sa fille faisait partie des nombreux féminicides qui avaient eu lieu à Ciudad Juarez depuis 1995. J’avais alors interviewé Norma pour une émission de télévision canadienne, puis j’étais rentrée en Europe. Les années avaient passé, mais j’étais toujours restée en contact avec elle. À chaque fois que je parlais avec Norma, elle me disait que son affaire n’avançait pas, que de plus en plus de femmes étaient assassinées dans tout le Mexique et que sa vie était en danger, comme beaucoup de mères qui cherchaient à connaître la vérité sur l’assassinat de leurs filles. Revenir à son histoire après mon départ des Nations Unies était pour moi une évidence. En 2020, je lui ai demandé si je pouvais l’aider et elle a tout de suite accepté. Pendant presque trois ans, nous avons écrit un livre ensemble et j’ai réalisé un premier documentaire pour raconter ses 24 ans de combat pour la justice.
En quoi cette cause ressemble-t-elle, dans son traitement, à celle que vous défendiez auparavant ?
La question des féminicides montre une fois de plus la nécessité urgente et vitale de mettre la prévention et l’éducation au cœur du débat public. Selon le dernier rapport des Nations Unies, une femme est tuée toutes les dix minutes par un proche. Les féminicides touchent tous les pays et toutes les classes sociales. Là encore, et comme pour la réduction des catastrophes, la prévention et l’éducation sont des armes essentielles pour stopper les féminicides, qui constituent la forme la plus meurtrière de violence à l’égard des femmes. Les mécanismes de communication utilisés pour une plus grande prévention sont identiques. Plus nous parlerons des féminicides, plus nous sensibiliserons et expliquerons leurs causes au lieu de nous attacher à leurs seuls effets, plus nous serons en mesure de changer les mentalités et de faire pression sur les responsables politiques pour qu’ils adoptent des politiques publiques pour les réduire.
Comment menez-vous aujourd’hui ce combat de l’extérieur ?
Les Nations Unies font beaucoup pour accroître la prise de conscience concernant cette cause, et les journées du 25 novembre et du 8 mars, que Norma célèbre chaque année au Mexique, sont des moments essentiels pour sensibiliser l’opinion publique. Mais nous devons faire beaucoup plus pour que la lutte contre la violence faite aux femmes figure dans tous les programmes politiques. Il s’agit d’une question transversale, et si nous luttons en silos ou en vase clos contre ce problème, comme nous le faisons toujours et comme nous l’avons fait dans la gestion des catastrophes, nous aggravons la situation au lieu de l’améliorer. La prévention et l’éducation sont primordiales pour sauver des vies, et quand cela n’est pas ou plus possible, une réponse pénale plus ferme pour punir ces crimes est essentielle.
En novembre dernier, grâce au soutien de la Fondation Kofi Annan, de la Fondation Edelstam, des formidables équipes d’ONU Femmes Genève et Mexico, de Spotlight, du Festival Filmar et du Graduate Institute, ainsi que de personnes qui ont tout de suite cru en ce projet, nous avons pu inviter Norma à Genève et présenter le documentaire réalisé sur son combat. Elle a aussi rencontré de nombreux représentants des droits humains et des missions diplomatiques pour échanger et mieux connaître les mesures mises en place dans d’autres pays pour réduire les féminicides. Les Nations Unies restent une grande famille pour tous ceux et celles qui y ont travaillé. Je tairai ici le nom de toutes celles et ceux qui m’ont aidée sans hésiter dans ce projet, mais elles et ils se reconnaîtront. Et je les remercie. Le cas de la fille de Norma est maintenant entre les mains de la Cour interaméricaine des droits de l’homme et le jugement devrait être rendu à la fin de cette année. La campagne se poursuivra tout au long de l’année 2025 et je continuerai à mobiliser les Nations Unies pour soutenir sa cause.
Avez-vous un souhait à formuler ?
Je regrette qu’aucun Envoyé(e) spécial des Nations Unies n’ait encore été nommé(e) pour lutter précisément contre la pandémie actuelle de féminicides, comme nous en avions eu un, juste après le terrible tsunami de décembre 2004.
Les féminicides ne sont pas des faits isolés, mais des faits sociétaux qui méritent la plus grande attention de la part de nos responsables politiques, afin que toutes les femmes et les jeunes filles puissent vivre librement, sans craindre d’être assassinées dans la rue ou chez elles, en raison de leur genre, comme c’est le cas aujourd’hui. Selon les derniers chiffres de l’ONU, plus de 85 000 femmes ont été tuées de manière intentionnelle en 2023 et 60 % d’entre elles l’ont été par leur conjoint ou un membre de leur famille.