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Photo: Matija Potocnik

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Interprètes à l’ONU : un métier essentiel et stressant
Aux Nations Unies, le multilinguisme est une réalité. On peut s’y exprimer dans l’une des six langues officielles : anglais, arabe, chinois, espagnol, français et russe
1 Sep 2022

Dans la salle de conférence, un représentant parle avec passion en espagnol. Le président, serrant son oreillette, suit le discours avec intérêt, ou plutôt son interprétation, car il ne comprend pas cette langue. Il hoche la tête : message reçu. La barrière de la langue est levée.

C’est bien grâce à ces facilitateurs discrets que sont les interprètes que des passerelles sont jetées entre des mondes et des cultures différentes. Ce qui permet aux différents interlocuteurs de se comprendre et de dialoguer. L’interprétation peut être consécutive – l’interprète intervient après l’orateur – ou, le plus souvent, simultanée.

À l’ONU, chaque interprète travaille vers sa première langue (langue A) depuis au moins deux autres langues (langues C). Les interprètes peuvent avoir des combinaisons linguistiques différentes, mais doivent tous connaître l’anglais et le français qui sont les deux langues de travail de l’Organisation. La maîtrise des six langues officielles n’est pas nécessaire, les interprètes ayant la possibilité d’écouter, à défaut du discours original, une interprétation fournie dans une autre langue. Par exemple, quand un discours est prononcé en russe ou en espagnol, il est interprété par des interprètes de langues française et anglaise qui assurent ainsi ce qu’on appelle le « pivot ». Et c’est leur interprétation qui sera alors ré-interprétée « en relai » dans les autres langues. Dans certains cas, l’interprète peut aussi travailler vers une deuxième langue active qu’il parle aussi avec aisance (langue B). C’est le cas pour le chinois et l’arabe. Les interprètes travaillant vers ces langues assurent également le retour vers l’anglais ou le français. Lorsqu’un relai est utilisé, l’auditeur peut percevoir un décalage de quelques secondes entre le discours et son interprétation.

L’interprète peut être appelé à couvrir n’importe quelle réunion, parfois au pied levé, ce qui requiert une grande adaptabilité. L’ONU étant à la fois une organisation mondiale et généraliste, les thèmes traités sont d’une grande variété qui va des denrées périssables au désarmement. Un interprète doit posséder une vaste culture générale et des connaissances étendues dans de nombreux domaines. Il lui faut aussi être curieux et nourrir une envie constante de lire, d’écouter, d’apprendre et de chercher à comprendre. Il doit aussi avoir une parfaite maîtrise de ses langues de travail et une très grande aisance dans sa langue active (langue A ou B). La formation continue, le perfectionnement linguistique et la préparation des réunions occupent donc une grande place dans son travail.

Les interprètes de cabine chinoise travaillent dans leur langue maternelle et vers l’anglais ou le francais lorsque le discours est prononcé en chinois. Photo: Matija Potocnik.

Interpréter n’est pas une mince affaire. C’est un travail qui demande une concentration extrême, un effort mental intense et un niveau de stress considérable. Il faut simultanément écouter le discours, analyser le message et son contexte et en restituer intégralement le sens dans une autre langue tout en continuant d’écouter et d’analyser le discours original. La vitesse, les accents ou les particularités linguistiques régionales rendent la tâche souvent plus ardue. De ce fait, interpréter relève de la performance. D’où la nécessité de disposer de temps de récupération. Des études ont confirmé que la fatigue accumulée au-delà d’un certain seuil provoque une baisse notable de la qualité de l’interprétation. Ainsi, pour chaque langue, deux interprètes (trois pour les cabines chinoise et arabe) se relaient pour assurer un service de qualité et la continuité du dialogue multilingue. Les salles de conférence sont équipées de cabines dont l’isolation acoustique permet de parler chacun sa langue sans se gêner mutuellement.

À Genève, l’ONU compte une centaine d’interprètes permanents pour assurer l’interprétation, dans les six langues officielles, de quelque 2700 conférences qui se tiennent chaque année. Recrutés sur concours, les candidats doivent répondre à des critères universitaires et professionnels spécifiques. L’ONUG fait aussi appel à des interprètes indépendants accrédités qui complètent les effectifs selon les besoins. C’est à eux que l’on fait appel notamment lorsqu’il y a besoin d’interprétation en langue des signes. Une autre façon d’enrichir le multilinguisme et de permettre à tous de s’exprimer.

Interprètes dans le feu de l’action. Photo: Matija Potocnik

La pandémie ayant limité les possibilités de déplacement, il a fallu trouver d’autres moyens pour assurer la continuité des réunions et du multilinguisme. Les plateformes de communication à distance permettent désormais à des participants de bénéficier des services de conférence tout en demeurant dans leur pays. Mais pour la profession d’interprète, c’est un bouleversement. Outre l’absence de personnes en salle, qui élimine un élément important de la communication (langage corporel, réactions spontanées), le son et l’image diffusés sont d’une qualité souvent insuffisante et les systèmes tout-venant généralement utilisés donnent des résultats bien en deçà des normes reconnues par les organisations internationales pour garantir une interprétation acceptable. Le son qui parvient à l’oreille subit des distorsions telles que des phonèmes se perdent ou s’amalgament, des mots prêtent à confusion et les accents sont parfois défigurés. Dès lors, quand l’interprète doit parler en même temps qu’il écoute, il n’a plus la matière suffisante pour pouvoir interpréter dans de bonnes conditions et c’est le multilinguisme qui en pâtit. En effet, à chaque fois que la transmission audio est dégradée, ce qui est fréquent, les interprètes sont face à un dilemme : continuer à interpréter un discours au risque de compromettre la fiabilité et nuire à leur santé ? Ou interrompre l’interprétation au risque de gêner le déroulement de la séance ? A chaque fois, c’est un véritable cas de conscience.

Ce son dégradé n’étant pas sans danger pour l’ouïe, la Division de la gestion des conférences à Genève, soucieuse de continuer à assurer l’interprétation sans dommage pour la santé du personnel, a pris des mesures d’adaptation telles que l’aménagement de certains horaires de travail et entrepris d’importants efforts de communication. Une campagne de sensibilisation a été lancée pour renseigner les participants sur le matériel et les usages qui devraient s’imposer dans toute situation où l’interprétation à distance est utilisée.

À présent qu’il nous est permis d’espérer un allègement des restrictions de toutes sortes, dans un monde où le dialogue est plus que jamais nécessaire, les interprètes de conférence, facilitateurs du multilinguisme, appellent de leurs vœux un univers renouvelé des conférences qui fera la part belle à la communication en présentiel. Être là pour échanger dans la même salle, c’est cela qui permet un véritable rapprochement, une véritable convergence d’intentions entre les esprits et les êtres.

* Cindy Barbara est interprète de cabine française à l’ONUG. Georges Dupuy est interprète hors classe, ancien chef de la cabine française à l’ONUG.
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