CULTURE

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La culture est une arme
Jacques Attali, intellectuel français, a accordé un entretien exceptionnel pour évoquer son amour de la musique et sa vision du monde et du multilatéralisme à l’heure de la guerre en Ukraine
1 Sep 2022

De passage à Genève pour participer à une soirée caritative au profit de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) qui avait pour thème « la culture pour la paix ».

Le grand public connaît de vous le conseiller de l’ancien président français, François Mitterrand, l’écrivain et professeur mais moins le mélomane et le chef d’orchestre. Que représente la musique dans votre vie ?

Je suis un mauvais pianiste mais un pianiste. Je suis mélomane depuis mon enfance. J’ai toujours trouvé que la direction d’orchestre était un métier fascinant et hors de ma portée mais je me suis fixé comme principe que rien n’est impossible et je souhaite montrer à tout le monde que quand on veut on peut. Je ne suis pas doué pour la direction d’orchestre mais en travaillant, on y arrive ! Et maintenant, je dirige des orchestres à travers le monde. La musique est une façon de me rassurer sur la nature humaine parce que si cette dernière est capable de produire de telles merveilles, c’est qu’elle n’est pas si barbare qu’elle en a l’air.

Quel type de chef d’orchestre êtes-vous ?

Humble. J’essaie d’expliquer aux musiciens ce que j’entends dans l’œuvre, de la replacer dans le contexte historique et de communiquer ce qu’elle signifie pour moi. La direction d’orchestre, c’est d’abord un travail solitaire sur la partition. Ensuite, il y a le concert. C’est un moment complètement différent qui implique d’être en symbiose avec l’orchestre. C’est la raison pour laquelle je dirige sans partition et sans baguette.

A Genève, vous avez participé à une discussion sur la culture pour la paix. Comment définissez-vous la culture ?

C’est tout ce qui pousse l’homme à se dépasser. La culture, c’est au-delà de ce qui est nécessaire pour la survie, pour affirmer ce qui est le proper de l’homme.

Comment voyez-vous le lien entre culture et paix ?

Ce lien est faux ! Vous avez de très grands musiciens, écrivains et peintres qui ont été des barbares ou qui ont accompagné des barbares. A la demande des nazis, il y avait un orchestre de prisonnières et de prisonniers dans le camp d’Auschwitz. Beaucoup de grands musiciens allemands étaient des nazis comme il y a eu des musiciens français ou suisses qui étaient des collabos. La musique ou l’art en général ne protège pas de la barbarie. On peut dire que la culture peut être un outil de la paix quand elle se nourrit de la principale qualité humaine qu’est la curiosité. Quand on s’intéresse à la culture de l’autre, on est en situation d’empathie. On déteste peut-être moins l’autre si on est curieux de ce qu’il a créé comme œuvres d’art. En fait, la culture est une arme. Comme toutes les armes, elle peut être utilisée pour le bien comme pour le mal.

Dans ce contexte, que pensez-vous des appels au boycott des artistes russes depuis le début du conflit en Ukraine ?

Il ne faut pas les boycotter parce que la Russie est une nation européenne, une grande nation de culture. Il ne faut pas pousser le peuple russe dans les bras de son tyran. Il ne faut pas pousser la population à le soutenir parce qu’elle sentirait que ce n’est pas le tyran qui est désigné comme étant l’ennemi mais le peuple russe. Or ce n’est pas le peuple qui attaque l’Ukraine, c’est un tyran. Il ne faut pas boycotter les artistes sauf peut-être ceux qui, d’une façon extrêmement véhémente, prennent parti pour la destruction de l’Ukraine.

Que signifie ce conflit en Ukraine en ce qui concerne le multilatéralisme ?

Le multilatéralisme est à la fois nécessaire et en grand danger. Ce conflit montre aussi que les institutions internationales ne fonctionnent pas, comme elles ne fonctionnaient pas en 1910 quand les gens voulaient créer la Société des Nations mais qu’il a fallu attendre la fin de la Première guerre mondiale pour qu’elle voie le jour. En 1930, on savait que la SDN ne fonctionnait plus et qu’il fallait faire les Nations Unies, qui ont finalement été créées après la Seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, c’est pareil. On sait que les institutions ne fonctionnent pas. On sait très bien ce qu’il faudrait faire pour qu’elles fonctionnent mais on le fera sans doute après la catastrophe, pas à la place de la catastrophe.

Que faudrait-il faire pour améliorer le fonctionnement des organisations internationales ?

Un vrai multilatéralisme serait de fusionner toutes les institutions internationales. Aujourd’hui, les institutions multilatérales sont des champs de bataille d’influence. Néanmoins, il ne faut surtout pas casser le système des Nations Unies parce qu’au moins, on a un lieu de rencontre et une table de conversations comme le G7 ou le G20. Il faut que ça existe ! En même temps, il faut créer des institutions qui rassemblent toutes les démocraties et qui progressivement grandissent en efficacité. A l’heure actuelle, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est extrêmement efficace. Beaucoup de gens frappent à sa porte pour y entrer. Je crois que c’est comme ça qu’il faut fonctionner. Il faut créer une institution multilatérale de toutes les démocraties qui soit aussi ouverte que possible.

* Alexandre Carette est Spécialiste de l’information, Service de l’information, Nations Unies.
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