UN MEMORIES

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Visite à Pékin du Secrétaire Général des Nations Unies, M. Boutros Boutros-Ghali, en septembre 1994 – avec le bureau local du BIT

Tous égaux, mais certains plus que d’autres
Comment le personnel local des Nations Unies en Chine a accédé au statut de fonctionnaire international ?
1 Jul 2021

En octobre 1991, j’ai été nommé à la tête du Bureau de l’OIT à Pékin — mon quatrième lieu d’affectation en moins de 15 ans de service.

Je connaissais les différences entre catégories de personnel, mais j’étais persuadé qu’elles partageaient l’essentiel, à savoir un même employeur, un même syndicat, un seul système de protection sociale, un même code de conduite et un système d’évaluation du travail unique.

Il me suffit pourtant de quelques jours, une fois à Pékin, pour que ces certitudes soient ébranlées. Cela faisait environ six ans que, profitant des réformes en cours en Chine et de la politique d’ouverture du pays, les organisations des Nations Unies avaient commencé à s’y installer ou à y revenir. Ces organisations, qui contribuaient à familiariser les autorités avec les grands principes et les valeurs des Nations Unies, fonctionnaient grâce à un nombre plus ou moins élevé de collaborateurs chinois.

Le travail est-il une marchandise ?

Cette pratique était tout à fait normale. Ce qui l’était moins, c’est que ces collaborateurs n’étaient liés avec les organismes onusiens pour lesquels ils travaillaient par aucun contrat.

Les organisations « achetaient » de la main d’œuvre au Ministère ou à l’entreprise de travail temporaire de l’État et ces collaborateurs chinois ne recevaient que de maigres enveloppes au contenu discrétionnaire.

On m’expliqua que cette pratique peu orthodoxe était imposée par le Gouvernement chinois, qui voulait garder le contrôle de ses ressortissants, et que les Nations Unies n’y pouvaient rien. Elles n’y pouvaient certes rien, mais cela n’avait pas empêché nos organisations d’instaurer de leur propre chef d’autres règles, tout aussi discriminatoires.

Par exemple, lorsqu’ils partaient en mission sur le territoire national, les collaborateurs chinois percevaient une indemnité de subsistance locale très largement inférieure à celle dont bénéficiaient les employés de l’ONU, avec pour conséquence que nos collègues autochtones n’avaient pas les moyens de dormir dans les mêmes hôtels, de manger dans les mêmes restaurants ou d’accéder aux mêmes loisirs que les « internationaux ».

« … de l’extérieur, rien ne transparaissait »

De l’extérieur, rien de cela ne transparaissait. Seule une poignée d’initiés était au courant.

D’entrée de jeu, j’ai estimé que l’OIT, en tant qu’organisation spécialisée dans les questions de travail et de droit social, ne pouvait se satisfaire d’une telle situation. En outre, compte tenu de mon passé syndical, je ne pouvais m’en accommoder.

Mettre de l’ordre dans la maison

Avec mes collègues du BIT présents sur place et la bienveillante neutralité des instances supérieures de l’Organisation, nous avons petit à petit remis un semblant d’ordre dans notre maison : harmonisation de toutes les indemnités journalières sur le barème ONU, souscription d’une police d’assurance pour les missions à l’étranger, création d’un système d’évaluation périodique spécial, dénomination des postes selon la nomenclature officielle de l’Organisation, adhésion au syndicat… Ces mesures eurent un certain retentissement auprès des répresentations d’autres organismes.

«… avec le soutien actif de Boutros-Ghali, puis de Kofi Annan »

Le recrutement direct était un autre élément clé de la capacité d’agir en toute indépendance. À cet égard, quelques années supplémentaires et le soutien actif du Secrétaire général de l’ONU de l’époque, M. Boutros Boutros-Ghali, allaient être nécessaires pour faire évoluer les choses. La touche finale, en matière de recrutement direct, serait donnée peu après mon départ de Pékin, fin 1996, sous le mandat de M. Kofi Annan.

Une véritable échelle de salaires

S’il était un domaine dans lequel les organisations pouvaient agir, c’était bien celui des rémunérations. Puisque chacun d’entre eux versait chaque mois de l’argent à ses collaborateurs, rien ne s’opposait à la rationalisation de cette pratique conformément aux principes des Nations Unies.

Deux ans à peine ont suffi pour obtenir de New York l’envoi d’une équipe de spécialistes qui, avec l’appui d’un comité local mis sur pied à la hâte mais dans les règles de l’art, confectionna en quelques semaines une grille des rémunérations remplaçant le système des enveloppes mensuelles, tout en maintenant le principe du paiement forfaitaire aux institutions qui mettaient du personnel à notre disposition. Cela permettait d’éviter tout conflit avec des structures pour lesquelles la « clientèle » des Nations Unies représentait une source de revenus substantielle. Cette solution était certes une « double peine » pour les organisations, puisqu’elle augmentait les salaires directs sans réduire les charges fixes, mais dans l’ensemble, cela ne représentait qu’une faible part de leur budget. Cela passait en outre inaperçu dans les dépenses diverses de fonctionnement puisque ces sommes n’étaient toujours pas classées dans les charges salariales.

Des pensions complètes… ou pas

La dernière étape de la régularisation des conditions d’emploi fut l’accès à la protection sociale, et en particulier aux pensions. Cela supposait que soit d’abord réglée la question des contrats. Si, pour les personnels en place l’assujettissement au régime d’assurance maladie et à la Caisse commune des pensions des Nations Unies allait de soi, cela n’aurait aucun effet rétroactif : autrement dit, les dix à douze ans déjà passés au service des Nations Unies mais sans contrat de travail seraient perdus pour la retraite.

« … la discrimination se combat aussi de l’intérieur »

Là encore, le BIT a su faire œuvre de pionnier. J’ai participé à cette bataille en tant que représentant syndical à Genève et au sein du Comité mixte de la Caisse des Pensions. Nous avons bénéficié du plein soutien du Département des Ressources humaines du BIT dont le directeur, qui m’avait précédé à la tête du Bureau de Pékin, connaissait bien la situation.

Il fallait agir vite (c’est-à-dire dans l’année qui suivait la régularisation des contrats), démontrer que de nombreuses années de travail au service de l’Organisation n’avaient pas été assorties de contrats, être inventif en ce qui concerne la construction rétroactive des échelles de salaire et trouver des fonds pour s’acquitter des cotisations patronales – la modicité des rémunérations en Chine à la fin des années 80 y aida beaucoup.

Les collègues chinois du BIT « de la première génération » ont ainsi pu prendre leur retraite avec des pensions complètes. Malheureusement, le BIT fut pratiquement la seule organisation du système onusien à régulariser ainsi la situation de son personnel local en Chine. Ce regret ne saurait néanmoins diminuer la satisfaction de celles et ceux qui ont participé à cette aventure, ni de celles et ceux qui en ont bénéficié. L’ONU a démontré qu’elle était capable de concrétiser certains de ses principes, et que la discrimination se combattait aussi de l’intérieur.

* Jean Victor Gruat est ancien fonctionnaire du BIT, où il a été Président du Syndicat du personnel, responsable des politiques en matière de sécurité sociale et directeur des bureaux à Pékin et à Moscou. Membre de Greycells.
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