Historienne de la littérature du XIXe siècle, Nicole Savy, a travaillé sur les stéréotypes racistes et antisémites. Elle a exercé des responsabilités nationales à la Ligue française des droits de l’Homme et du citoyen.
Les comportements racistes sont-ils récents ou étaient-ils courants dans les sociétés anciennes ?
Les pratiques racistes sont bien antérieures à l’apparition du terme « raciste » qui ne date que de 19ème siècle. Elles sont attestées depuis l’Antiquité. Les Grecs se distinguaient des « Barbares » qu’ils réduisaient en esclavage. Le Moyen-Age européen a été marqué par la haine des Juifs, déjà boucs émissaires des Egyptiens. Les colonisations ont réduit les Indiens d’Amérique latine en esclavage tout en les évangélisant, et exterminé les indiens d’Amérique du nord. Avec la traite triangulaire, les Européens ont déporté vers l’Amérique 11 millions d’Africains. L’Afrique en est sortie traumatisée, et l’Amérique, où le métissage est inévitable, s’est structurée autour d’une hiérarchie raciale selon la couleur de peau.
A partir de quand constate-t-on une aggravation du racisme ?
Au 18ème siècle, les naturalistes classent les animaux et les plantes par espèces et par races ; on finit par en faire autant pour les humains. Pour Voltaire « La race des nègres est une espèce d’hommes différente de la nôtre, comme la race des épagneuls l’est des lévriers. » Avec le déterminisme se développe l’idée d’un lien entre sol, climat, nourriture, anatomie humaine, mœurs et société. Les théories de Darwin sur l’évolution avec l’idée de sélection naturelle ont fait penser que certaines « races » sont « moins évoluées ».
Se développe alors la hantise que les races inférieures l’emportent, que leur sang soit empoisonné et qu’il provoque une dégénérescence raciale. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1855), Arthur de Gobineau classe les races : blanche, intelligente, noire, sensible et bestiale, jaune, industrieuse. La race blanche est évidemment supérieure. Sa postérité est retentissante, surtout en Allemagne avec Houston Stewart Chamberlain, futur maître à « penser » d’Hitler.
« Le racisme ressurgit par vagues plus ou moins violentes selon les aléas de l’histoire. »
Les dénonciations de racisme se multiplient, relayées par les médias, s’agit-il d’une flambée du racisme ou est-ce l’antiracisme qui est plus audible ?
Le racisme ressurgit par vagues plus ou moins violentes selon les aléas de l’histoire. Aujourd’hui, nous assistons à une « émergence du pire » : l’antisémitisme qui perdure, le
racisme anti-arabe dû notamment à un amalgame entre musulmans et terroristes, la chasse aux Roms. S’y ajoutent les tensions que suscite l’intensification des flux migratoires dus à la misère, à des conflits ou aux conséquences du changement climatique. Or personne ne pourra jamais empêcher un humain de partir de chez lui s’il est en danger de mort. Et la liberté de circuler est l’un des droits de l’homme fondamentaux. On peut s’attendre à un accroissement des comportements racistes. D’où la nécessité d’appliquer d’autres politiques, à l’image de l’Allemagne qui s’est montrée plus accueillante envers les réfugiés que la plupart des pays européens. On assiste aussi à un retour pernicieux du langage des racistes historiques : certains partis politiques osent parler de la France comme « pays de race blanche », d’autres fustigent l’« immigration bactérienne ».
Tout n’est pas non plus facile du côté de l’antiracisme, qui subit des attaques au nom justement de l’antiracisme… De nouveaux comportements se développent au nom de l’appropriation culturelle. Certains estiment qu’on ne peut pas monter une pièce de théâtre sur les noirs si on n’est pas soi-même noir. C’est insupportable. Il importe de différencier la mémoire de l’histoire. Nous sommes tous porteurs de mémoire, mais on ne peut pas faire l’impasse sur l’histoire. C’est l’une des dérives des réseaux sociaux. Dès lors que chacun s’exprime sur n’importe quoi, il devient difficile de faire entendre une parole raisonnée. Or, si le racisme s’appuie sur de l’irrationnel, l’antiracisme a des fondements scientifiques. On ne peut pas tout mettre sur le même plan.
« La différence fait peur. Elle est perçue comme une menace alors qu’elle pourrait être considérée comme une richesse. »
La peur de l’autre est-elle le principal ferment du racisme ?
Oui, la différence fait peur. Elle est perçue comme une menace alors qu’elle pourrait être considérée comme une richesse. L’histoire a montré que la peur et la haine de l’autre peuvent devenir des instruments de gouvernement et d’exploitation, ce qui a encouragé les dérives issues du colonialisme, des programmes politiques d’extrême-droite et la prise de pouvoir de Hitler. La peur de l’autre, c’est le contraire de l’ouverture et de la générosité.
Or, pour relever les défis qu’implique de vivre dans un monde toujours plus complexe et interdépendant, il est essentiel de comprendre et d’apprivoiser nos différences. Aux Etats-Unis, une partie de la population blanche se sent menacée par le risque de se retrouver en minorité face à l’augmentation des populations noires et latinos. Elle a aussi été traumatisée par l’élection d’un président noir, ce qui a favorisé la réémergence de comportements racistes. Une société dont les moyens d’action reposent non sur l’éducation mais sur la répression et le déni des violences policières induit des comportements dangereux. C’est aussi la porte ouverte au complotisme et au négationnisme, même si les réseaux sociaux rendent plus difficile d’effacer les traces de ce qui s’est passé.
L’ONU condamne fermement le racisme, a légiféré et inspiré le droit international et national de plusieurs pays. Quelles initiatives devrait-elle prendre aujourd’hui ?
Depuis la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui invoque « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », puis proclame l’égalité des droits et l’interdiction des discriminations raciales et de l’esclavage, les Nations-unies et l’UNESCO ont produit quantité de textes, conventions et outils contre les discriminations raciales : la Déclaration sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale en 1963, la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux en 1978, qui prônent des politiques pour combattre le racisme et les inégalités. La vraie question est l’application effective de ces lois. Comment faire face à un dictateur, à une guerre ? Cela ne veut pas dire que les Nations Unies ne peuvent rien faire. Elles ont notamment un rôle capital à jouer pour alerter l’opinion publique et l’aider à progresser dans la compréhension du racisme. En tant que militante des droits humains, je suis partisane de politiques misant sur l’éducation et la prévention au sein de toutes les instances éducatives, dès la maternelle, et des associations de défense des droits.
Dans des sociétés multiculturelles, comment concilier la reconnaissance et la valorisation des différences et les différentes valeurs d’une société ou d’un groupe humain ?
Tout individu est porteur d’identités multiples. On ne se définit pas seulement par sa couleur de peau, sa religion ou sa nationalité. Chacun appartient à des groupes sociaux divers, en plus de ses attaches familiales. Lors de la polémique sur le port du voile, la Ligue française des droits de l’Homme avait défendu l’idée que priver les écolières du voile, auquel, en tant que féministes, nous n’étions pas favorables c’était ne pas leur permettre de le retirer un jour. Puis, nous nous sommes aperçus que la question était plus complexe : le port du voile était de plus en plus choisi, pas imposé. C’était le moyen pour les jeunes filles de revendiquer une identité, en réponse au racisme subi par leur communauté. C’est dire combien il est important d’analyser les contradictions entre les droits et de reconnaître la complexité des situations.
« De nouveaux comportements se développent au nom de l’appropriation culturelle. »