Entre l’augmentation des inégalités et les atteintes à l’environnement, comment le monde du travail peut-il remettre l’Agenda 2030 sur les rails ?

Le monde est confronté à des crises multiples qui se renforcent mutuellement: séquelles du Covid-19, niveaux sans précédent de la dette mondiale, forte hausse du coût de la vie, guerre en Ukraine. Le tout venant s’ajouter à des crises au long cours telles que l’accélération du changement climatique. Les perspectives pour 2023 prévoient une augmentation des risques, notamment une hausse de l’inflation et des taux d’intérêt.

Parce que ces crises et ces perspectives sont susceptibles d’entraver la reprise générale du marché du travail dans le monde, il est plus nécessaire que jamais de mettre en œuvre les objectifs de développement durable de l’Agenda 2030. L’importance du travail décent est soulignée par l’objectif 8 qui vise à “promouvoir une croissance économique soutenue, inclusive et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous”. Pendant la pandémie, l’OIT s’est battue pour placer les travailleurs et les entreprises au cœur de l’élaboration des politiques économiques. Nous allons continuer à le faire.

Un élément essentiel de cette stratégie est la justice sociale, thématique dont je souhaite qu’elle constitue l’élément central de mon mandat. A mon sens, elle ne doit pas être seulement le rêve de quelques-uns, mais une feuille de route commune élaborée et partagée par les gouvernements, les partenaires sociaux, les partenaires de développement et les investisseurs du secteur privé.

Face aux mutations auxquelles est en proie le monde du travail, liées à la l’innovation, la numérisation et l’économie de plateformes, de quels leviers dispose-t-on pour garantir un travail décent et les droits fondamentaux ?

Les changements et innovations technologiques ne sont pas nouveaux, mais le rythme et la vitesse auxquels ils se produisent sont sans précédent. Nous devons prendre acte de ces changements qui vont se poursuivre. Ces opportunités de progrès sont accompagnées de défis importants pour garantir un travail décent. L’OIT s’investit de longue date sur ces sujets. Par exemple, lors de la récente Assemblée générale des Nations Unies, l’OIT et le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, ont présenté une initiative conjointe appelée « Accélérateur mondial pour l’emploi et la protection sociale pour des transitions justes ». Il s’agit de soutenir la création d’au moins 400 millions d’emplois décents, principalement dans les secteurs vert, numérique et des soins, et promouvoir l’extension de la protection sociale aux quatre milliards de personnes qui en sont privées. De nombreux acteurs internationaux clés se sont engagés à soutenir cette initiative, notamment le Forum économique mondial, la Banque mondiale, la Confédération syndicale internationale, la Banque africaine de développement et l’Organisation internationale des employeurs. L’idée est d’anticiper les mutations et crises de manière proactive au lieu d’en subir les contrecoups.

L’avènement de l’intelligence artificielle, la transition écologique font appel à des emplois très qualifiés. Quel défi pour les pays en développement, pour l’Afrique en particulier ?

La transformation numérique de l’économie, la transition écologique créent de nouveaux défis et de nouvelles opportunités dans le monde du travail. Avant le déclenchement de la pandémie, l’impact de l’hyperconnectivité et de la numérisation retenait déjà l’attention des décideurs politiques: 

le changement climatique et la dégradation de l’environnement accentuent encore ces défis pour la croissance et l’emploi. Mais ces changements profonds peuvent également conduire à des emplois plus nombreux et de meilleure qualité. Prenons l’exemple des énergies renouvelables: le dernier rapport de l’OIT montre que l’emploi mondial dans ce secteur a atteint 12,7 millions l’année dernière, soit un bond de 700 000 nouveaux emplois en un an. Il s’agit donc d’amener les travailleurs à se former. C’est là où il faut mettre l’accent afin de s’assurer que, s’il y a potentiellement des millions d’emplois perdus, il y en a encore plus qui se créent.

Dans le cas de l’Afrique, le défi est encore plus grand en raison de l’impact de la pandémie 19 qui a annulé une partie des progrès réalisés en matière de réduction de la pauvreté au cours des dernières décennies. Même si la croissance économique repart, un retour au niveau de référence d’avant la crise pour le marché du travail africain ne suffira pas à réparer les dommages causés à court terme.

La Conférence internationale du travail vient d’attirer l’attention sur l’impact de l’économie sociale et solidaire sur la création, la qualité et la résilience de l’emploi dans ce secteur, comment en accompagner la croissance ?

L’actuelle instabilité économique a permis de mettre en évidence les lacunes de notre système de développement et de confirmer la nécessité d’un paradigme de développement alternatif ou complémentaire. L’économie sociale et solidaire (ESS) est, à bien des égards, une source continue d’innovation, son but étant de trouver des solutions et de répondre à des besoins sociaux changeants et évolutifs. Malgré un potentiel de développement considérable, les organisations de l’ESS ne sont pas suffisamment reconnues dans l’écosystème d’innovation sociale. De nombreux leviers peuvent encore être activés ou renforcés pour les soutenir et les accompagner dans leur démarche. Les relations avec les décideurs politiques locaux, qui restent déterminantes pour le passage à l’échelle et l’acceptation du projet localement, sont parfois difficiles par manque de connaissance et de sensibilisation de la part des élus. Il existe des programmes et des dispositifs de soutien en faveur de l’innovation sociale (comme l’Incubateur francophone Africain (IFA) en Afrique de l’Ouest, ou le réseau Afric’innov, Impact HUB, Jokkolabs, etc.), mais ils sont très rares à viser spécifiquement les organisations de l’ESS. Il faudra donc faire plus et mieux.

L’OIT ne disposant pas de mécanismes de sanction, sur quoi s’appuyer pour inciter les États à respecter les engagements pris dans les Conventions de base de votre organisation?

En réalité l’OIT dispose de mécanismes de sanction: sa Constitution autorise la Conférence internationale du travail à adopter toute mesure susceptible d’amener un État membre à se conformer aux recommandations d’une commission d’enquête créée par le Conseil d’administration pour examiner les plaintes. Ce mécanisme a d’ailleurs été utilisé en 2000 pour lutter contre le travail forcé alors très répandu au Myanmar… avec un certain succès, du moins jusqu’à récemment, devrais-je dire. De même, au début des années soixante, il a été demandé à l’Afrique du Sud de quitter l’Organisation en raison de son régime d’apartheid – une question qui n’a été résolue qu’au début des années quatre-vingt-dix, lorsque l’Afrique du Sud a aboli l’apartheid et que l’OIT a pu aider à reconstruire les relations de travail en tant que composante clé de la stabilité et du progrès social. Lorsque la coopération est dans une impasse, l’OIT privilégie la voie du dialogue et de la persuasion pour protéger les droits des travailleurs. Cela tient en partie à son ADN, à sa tradition de tripartisme et à la prise de conscience que, quelle que soit la diversité des intérêts économiques, des convictions politiques ou des perceptions culturelles, nous devons tout faire pour trouver des solutions durables. Une grande partie du travail de l’OIT consiste à soutenir la réalisation des droits économiques et sociaux. Tout comme par le passé, les crises et les conflits actuels sont souvent causés par des violations des droits économiques et sociaux, aggravées par des violations des droits civils et politiques. Notre travail consiste à dénoncer ces violations, à en faire comprendre les conséquences et à apporter notre aide là où il existe une volonté de changer les choses. 


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