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L’impact bien réel du mécanisme de plaintes des organes conventionnels de l’ONU : « une évolution positive, largement »
25 Nov 2020

« Un mécanisme presque juridictionnel – même s’il n’est pas une cour internationale – qui fonctionne comme une cour ». C’est ainsi qu’Anna Batalla, juriste au Haut-Commissariat aux droits de l’homme, définit le mécanisme de plaintes associé aux organes de traités de l’ONU. Dans l’entrevue qu’elle a accordée ce mercredi 11 novembre à l’émission radiophonique ONU Info Genève, elle ajoute, concernant l’impact de ce mécanisme : « il y a une évolution positive, largement ».

Anna Batalla

Pour prendre toute la mesure de cette évolution, il convient de revenir deux ans en arrière.

Une première mondiale

Le Tribunal suprême de l’Espagne a en effet établi en juillet 2018 que les décisions prises par un organe conventionnel de l’ONU concernant des plaintes pour violation de droits de l’homme qui lui sont soumises par des personnes relevant de la juridiction de l’Etat espagnol sont de nature contraignante et doivent donc obligatoirement être appliquées. Cette reconnaissance du caractère contraignant de telles décisions reste à ce jour une première mondiale.

C’est une affaire de violence domestique dont avait été saisi le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes qui a été à l’origine de cette décision historique de la cour suprême espagnole. Il s’agit du cas Angela González Carreño contre l’Espagne, dont le Comité avait été saisi en 2012 au travers de sa procédure de plaintes individuelles.

Dans cette affaire, la plaignante, qui avait quitté son mari en 1999 après qu’il l’eut menacée avec un couteau, avait fini quatre ans plus tard par perdre sa fillette, tuée par son mari, alors qu’elle avait cherché en vain à faire soustraire la fillette à la présence de son père pour la protéger. En 2012, donc, la plaignante saisissait le Comité en alléguant que la façon dont la police et les autorités administratives et policières avaient agi dans cette affaire constituait une violation de son droit de ne pas être soumise à une discrimination fondée sur le sexe. En 2014, le Comité rendait finalement un avis estimant que l’Espagne avait effectivement violé les droits humains de la plaignante en vertu de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Dans cet avis, le Comité recommandait donc à l’Espagne de verser une compensation à Mme González Carreño et de prendre des mesures afin de veiller désormais à ce que tout acte antérieur de violence domestique soit pris en compte lorsqu’il s’agit de prendre une décision relative aux droits de garde et de visite concernant un enfant.

Pour faire appliquer la recommandation du Comité, Mme González Carreño a dû porter son cas jusque devant la cour suprême espagnole, qui a reconnu la violation de ses droits et ordonné que lui soit versée une compensation de 600 000 euros pour les dommages moraux subis, non sans accompagner sa sentence d’une reconnaissance de la nature contraignante des recommandations du Comité. C’est précisément ce dernier point qui constitue une avancée historique.

Sans entrer dans des arguties juridiques, ni préjuger d’un glissement universel vers un nouveau paradigme de justiciabilité des décisions des organes de traités de l’ONU, il ne fait aucun doute que l’impact des décisions prises par les organes onusiens de droits de l’homme se trouve grandement renforcé par la reconnaissance de leur caractère contraignant de la part du Tribunal suprême espagnol. Il est maintenant permis d’espérer que les plus hautes juridictions d’autres pays emboîteront le pas à l’Espagne.

Un travail acharné au service des droits de l’homme

Rappelons en quoi consiste le travail des organes conventionnels de l’ONU. Ils sont au nombre de neuf : Comité pour l’élimination de la discrimination raciale; Comité des droits de l’homme; Comité des droits économiques, sociaux et culturels; Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes; Comité contre la torture; Comité des droits de l’enfant; Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille; Comité des droits des personnes handicapées; Comité des disparitions forcées.

Ces neuf comités sont chargés de veiller au respect des dispositions des neuf instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme auxquels ils sont respectivement rattachés [1] (par commodité, on parlera de conventions, bien qu’il y ait deux pactes parmi ces instruments). Une bonne partie du travail des comités consiste à examiner, à intervalles réguliers, les rapports que leur soumettent les Etats parties à ces instruments (c’est-à-dire les Etats qui les ont ratifiés). À l’issue de ces examens, les comités adoptent des observations finales contenant des recommandations à l’intention des Etats parties pour que ces derniers corrigent telle ou telle insuffisance dans la manière dont ils s’acquittent de leurs obligations au titre des conventions concernées. Les comités assurent ensuite un suivi de la manière dont les Etats appliquent effectivement les recommandations qui leur ont été adressées.

Les comités adoptent par ailleurs des recommandations générales visant à orienter les Etats sur la manière dont ils doivent concrètement appréhender tel ou tel droit énoncé dans les instruments internationaux, en en précisant le contenu.

Enfin – et la décision du Tribunal suprême espagnol s’inscrit dans ce contexte -, les comités examinent des plaintes individuelles (appelées “communications”) émanant d’individus qui estiment que l’un ou plusieurs de leurs droits, tels qu’énoncés dans les conventions, ont été bafoués [2]. Tous les organes conventionnels disposent désormais d’une telle procédure de plaintes – même si celle qui est associée à la Convention sur les droits des travailleurs migrants n’est pas encore entrée en vigueur faute d’un nombre suffisant de ratifications.

Pour qu’un comité puisse se saisir d’une plainte, il faut que tous les recours juridiques internes dont le plaignant dispose dans son pays aient été épuisés. Le comité se prononce alors sur la recevabilité de la plainte et, le cas échéant, l’examine ensuite quant au fond. A l’issue de cet examen, il adopte une décision signifiant si oui ou non il y a eu, selon lui, violation de l’une ou plusieurs des dispositions de l’instrument international concerné et, en cas de réponse positive, il enjoint à l’Etat partie de prendre des mesures correctives afin de faire prévaloir le ou les droits bafoué(s).

Myriam Terboubi

« Le fait même d’enclencher la procédure a un impact », souligne Myriam Tebourbi, elle aussi juriste au Haut-Commissariat aux droits de l’homme. « Parfois, il n’est pas besoin d’aller jusqu’au bout du processus [d’examen de la plainte] car le pays saisi de l’affaire réagit immédiatement ».

L’ONU, force de proposition et de conviction

Comme cela a été expliqué, la décision du Tribunal suprême espagnol acte donc la reconnaissance du caractère contraignant, pour l’Etat partie (en l’occurrence l’Espagne), de la décision finale prise par un comité concernant une plainte.

Cette magnifique illustration de la manière dont l’ONU, par sa persévérance, exerce une influence déterminante sur la protection et la promotion des droits de l’homme à travers le monde permet de couper court aux antiennes des plus sceptiques, qui n’ont de cesse de prétendre que ce sont les États qui influencent l’ONU et jamais l’inverse…et que l’ONU ne serait donc qu’une Organisation en quelque sorte purement gestionnaire. L’ONU est certes au service des Etats, mais dans un seul but : les aider à accomplir les idéaux de la Charte. Et le fait est que l’ONU, en tant qu’Organisation, est aussi force de proposition et de conviction. La décision de la cour suprême espagnole face au minutieux travail d’examen des plaintes mené par les organes de traités en est l’éloquente démonstration.

Une équipe mobilisée, même en cette période de pandémie

Bon an, mal an, ce sont environ 3000 plaintes individuelles qui sont traitées chaque année par le Service des pétitions et des actions urgentes du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, qui appuie les organes conventionnels de l’ONU dans leur tâche à travers le triage des plaintes, la gestion des dossiers et la rédaction des décisions qui sont discutées et adoptées par les comités. Et si la pandémie actuelle de COVID-19 entrave la continuité du processus d’examen des rapports des Etats parties – les comités, contraints de se réunir virtuellement, ayant pour l’heure suspendu tout examen de rapports, à l’exception du Comité des disparitions forcées –, elle n’a en rien entamé la capacité des comités à traiter les plaintes individuelles. Pour sa seule session du mois d’octobre dernier, le Comité des droits de l’homme a pu traiter 64 communications !

Cette contribution concrète de l’ONU au bien-être de l’humanité – au travers de la protection des droits de l’homme tels que reconnus dans les instruments internationaux – est exposée de manière vivante et détaillée dans l’émission ONU Info Genève que diffuse ce 11 novembre 2020 le Service de l’information de l’ONU Genève et qui est disponible en podcast. Les deux juristes du Service des pétitions et des actions urgentes du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, Mmes Batalla et Tebourbi, y sont interviewées et illustrent les différents aspects de cette procédure de plaintes, permettant ainsi d’en mesurer toute l’importance.  D’autre part, pour qui souhaite suivre de manière plus approfondie le travail réalisé par les comités, le Service de l’information de l’ONU Genève publie également, tout au long de l’année, des comptes rendus des séances de travail des organes conventionnels.

[1] Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale; Pacte international relatif aux droits civils et politiques; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels; Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes; Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants; Convention relative aux droits de l’enfant; Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille; Convention relative aux droits des personnes handicapées; Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.

[2] Cette procédure de plaintes est prévue dans des protocoles facultatifs aux conventions ou, parfois, dans un article intégré à la convention elle-même; il revient donc à chaque Etat de reconnaître la compétence de tel ou tel comité pour recevoir des plaintes en ratifiant le protocole concerné ou en faisant la déclaration en ce sens prévu dans l’article conventionnel pertinent.

* François Nassiet est attaché d'information/éditeur au Service de l'information de l'ONUG.
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