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Grandir en humanité ou disparaître
1 Feb 2021

La question de savoir comment amener l’être humain, capable du meilleur comme du pire, à opter pour les valeurs d’humanité face à une situation planétaire périlleuse est au cœur de la réflexion de Catherine Dolto. Médecin, haptothérapeute, elle est aussi l’auteur de nombreux livres pour enfants et adolescents. 

L’évolution de l’être humain nous a-t-elle préparé à affronter les défis du XXIe siècle ? 

Notre espèce est entrée en état d’urgence, les menaces climatiques sociales et écologiques exigent une réorganisation vitale. Depuis l’hominisation, aucun système éducatif n’a permis à l’espèce humaine de se vivre comme un seul peuple habitant une planète unique et isolée qu’il faut partager et respecter. Désormais en danger, l’espèce humaine doit réagir rapidement.  

Comment contrer la régression dans différents domaines ? 

En éduquant. Grâce aux avancées technologiques, le mammifère humain n’a jamais eu autant de pouvoir, en même temps il régresse éthiquement pour devenir un bébé consommateur. La rencontre entre beaucoup de pouvoir et moins de conscience est très dangereuse, l’être humain doit sans cesse se hausser vers les valeurs d’humanité pour se protéger de ses abus de pouvoir. 

“Nos pouvoirs étant démesurés, notre espèce doit se demander si elle a tous les droits” 

Catherine Dolto

Comment combattre la violence qui explose partout ? 

Elle n’est pas plus grande qu’autrefois mais elle change de forme et prend plus de place dans nos vies à travers le virtuel, la surabondance des images et l’information en continu. Cela aboutit à déconnecter les affects et la réflexion éthique. Des enfants peuvent rester sans émotion devant des images qui devraient les bouleverser. Comme si tout était permis car les codes sont multiples et semblent tous se valoir. Sans éducation on est perdu face à ce déferlement. Je fais l’hypothèse qu’il y a bien un code universel de l’humanisation. 

Est-ce qu’il y a le même potentiel animal chez chaque être humain ? 

L’animalité en chacun de nous c’est le pulsionnel, l’archaïque ; le défi, c’est de le reconnaître pour le laisser à sa juste place. C’est le rôle de l’éducation que nous recevons jusqu’à 16 ans et que nous devons nous donner à nous-même toute la vie. Il faut comprendre la différence entre agressivité et l’aggredior qui est sa dimension saine. C’est une force ni bonne ni mauvaise, répartie inégalement chez les humains. Les petits en ont énormément pour qu’il en reste vers 30 ans. C’est pour cela qu’un enfant qui va bien fait du bruit, du désordre et nous dérange jusqu’à 6 ans. Si l’aggredior est reconnu comme bon, contenu, orienté, canalisé, tout va bien. S’il est stigmatisé comme mauvais, il se dévoie en agressivité. Avec l’aide des adultes nous devons établir un lien harmonieux entre notre animalité pulsionnelle, notre aggredior, notre intelligence et notre affectivité. Ce n’est pas inné. 

Le besoin de sécurité affective résulte-t-il d’une évolution sociétale ? 

Notre statut d’animal nidicole nous rend dépendant des adultes pendant des années. Notre survie en dépend. C’est pourquoi la solitude réveille si vite la peur de l’abandon, synonyme de mort. Cette quête de sécurité affective est notre force et notre fragilité. La socialisation de l’espèce humaine s’est faite en petits groupes dans un monde objectivement menaçant et subjectivement hostile. 

La sédentarisation néolithique a apporté d’autres menaces, là encore l’autre, l’ailleurs, faisaient peur. Cette peur présente à l’origine chez nous tous a été un pivot des organisations sociales dont les nôtres sont issues. 

Lors de l’hominisation, quand nous sommes passés de notre état de grands singes à notre état humain, se protéger, choisir des chefs puissants et agressifs était un gage de survie du groupe. L’humanisation, c’est permettre à un spécimen de l’espèce humaine parmi d’autres de se développer comme individu, inscrit dans un lignage et une culture. C’est lui faire prendre conscience de son animalité pour lui permettre de se hisser vers les valeurs d’humanité. Notre tâche urgente et de définir ses valeurs dans leur dimension universelle et intemporelle. 

“L’animal en nous cherche sa jouissance et sa survie. L’humain veut vivre en ayant le sentiment de sa dignité”

Catherine Dolto

Le besoin de sécurité affective est-il le même selon que l’on naisse à Genève ou dans un bidonville de Bombay ? 

Pour se sentir en sécurité affective, il faut être reconnu comme bon, tel que l’on est, et accepté même quand on est critiqué. Il faut disposer d’un cadre qui nous permette de nous inscrire dans l’espace et le temps, d’être contenu, éduqué et pouvoir s’inscrire dans l’histoire de nos ancêtres, reconnus comme dignes quels qu’ils soient. C’est une quête universelle. Dans un bidonville de Bombay un enfant doit apprendre à trouver sa sécurité en lui-même. Dans nos sociétés on protège trop les enfants. La surprotection fragilise et peut devenir une maltraitance.   

Quels seraient les composantes d’une autre éducation ? 

Reconnaitre que l’intelligence est beaucoup plus affective que rationnelle et qu’elle se construit grâce au sensoriel. Le souci constant de faire advenir une conscience de soi et de l’autre qui permette au bébé egocentré arrivant au monde de se développer comme un être qui se responsabilise de ses actes et de ses dires. Se « déségocentrer », construire son discernement, apprendre à parler vrai. Il faut devenir capable de prendre la mesure de ce que l’on reçoit des adultes, du monde, pour le transformer et le restituer dans ce grand mouvement de transmission qui nous anime depuis la nuit des temps. Protéger la dynamique essentielle qui réunit le cerveau qui pense, le cœur qui aime, la main qui agit.  

En quoi la conscience de notre animalité peut-elle servir notre humanisation et l’humanité ? 

Être un adulte humain c’est avoir une conscience et s’en servir. Notre animalité pulsionnelle est comme une part d’ombre en nous. C’est une force, nous en sommes responsables. Pour la discipliner mieux vaut la connaître plutôt que la nier. L’animal en nous cherche sa jouissance et sa survie. L’humain veut vivre en ayant le sentiment de sa dignité. Échapper à un incendie en piétinant les autres, c’est sauver sa survie mais c’est vivre en ayant perdu son âme. Être conscient d’appartenir au peuple des humains nous engage. La conscience implique une éthique. Chez les animaux prendre la vie d’un autre est un impératif de survie, chez les humains c’est autre chose. Cette différence entre vie et survie devrait faire partie des valeurs humaines. Chercher à devenir un être vivant plutôt que survivant c’est un beau projet pour un humain.  

Sommes-nous désormais obligés de développer cette conscience planétaire chez les enfants ? 

Absolument. L’état de la planète nous oblige à nous penser comme une seule famille humaine. Nous devons changer radicalement les paradigmes de choix de nos chefs et soutenir que la confirmation affective, l’empathie, l’entraide sont indispensables. Il ne suffit pas d’être né d’un homme et d’une femme pour se développer comme un humain, il faut être humanisé par un accueil éducatif exigeant. 

* Muriel Scibilia-Fabre est auteure et ancienne fonctionnaire de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED).
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