CULTURE

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Réparer les femmes, c’est mon métier 
Ghada Hatem a fondé la Maison des femmes qui offre une prise en charge globale aux femmes battues, excisées ou victimes de violences sexuelles
2 Mar 2022

Qu’est-ce que la Maison des femmes ?

C’est un lieu, à Saint Denis au Nord de Paris, où l’on prend soin des femmes abimées par la vie pour leur permettre un nouveau départ. Quel que soit leur milieu social ou leur origine géographique, elles ont en commun un vécu épouvantable : violences physiques, agressions, viols, incestes. Le plus fréquent, ce sont les violences psychologiques : humiliation, emprise, dépréciation. Les besoins sont multiples, c’est pourquoi nous avons une trentaine de salariés (assistantes sociales, psychologues, gynécologues, sages-femmes, juristes sexologues, infirmiers…) ainsi qu’une soixantaine de bénévoles.

Ils animent des groupes de parole, des ateliers, proposent des cours de danse, du théâtre, des massages, etc. Nous constatons à quel point les violences imprègnent la société. Chaque année, 5000 femmes passent par chez nous et nous faisons 14 000 consultations ! Nous travaillons par petites touches, sur un mode impressionniste. Il y a des femmes qu’on voit dix fois, d’autre deux, certaines ne reviennent pas car elles ne sont pas prêtes.

Qu’est-ce qui vous a amenée à vous engager ainsi ?

Je viens du Liban où j’ai vécu jusqu’à 18 ans. J’y ai été confrontée à la violence et à l’absurdité de la guerre. Cela m’a rendue intolérante à toutes formes de violence et a aussi influé sur mon choix professionnel. J’ai étudié la gynécologie. A travers mes échanges avec mes patient(e)s, j’ai acquis une compréhension plus fine de ce qui se passe dans l’intimité de la vie des gens. Trop de violences se dissimulent derrière de belles façades… et leur impact sur la santé est plus grave et profond que ce que j’avais perçu au départ.

Vous prônez une “médecine de la violence”, qu’entendez-vous par là ?

La médecine doit s’intéresser aux diverses conséquences des violences sur la santé des femmes. La plupart des victimes sont dans un état de stress post-traumatique provoqué par les coups, les tentatives de strangulation, l’incertitude, la peur de mourir. Vivre tout le temps sous stress altère la santé, peut déclencher des maladies comme le diabète ou l’hypertension, perturber le système immunitaire, provoquer des addictions, déclencher des pulsions suicidaires. Mais pas seulement : un stress important et prolongé pendant une grossesse peut conduire le bébé à ne pas grossir. Sous-alimenté via le cordon ombilical, il peut mourir. Certaines femmes font le lien entre leurs fausses couches à répétition et les violences de leur partenaire.

Comment briser le cycle de la violence ?

En étant plus attentionnés envers les petits. C’est dans l’enfance que s’enracinent les graines qui vont conduire à la violence ou à l’acceptation de vivre sous emprise, de subir des agressions. Il est essentiel de « réparer » les humains. On sait que 80 pour cent des problèmes viennent de l’enfance. Quand un enfant grandit dans un climat de violence ou qu’il est négligé, c’est-à-dire qu’on ne lui donne que le strict nécessaire, qu’il ne reçoit ni affection ni admiration de la part de ses parents, il accumule les blessures psychiques, souffre d’immaturité, d’une mauvaise estime de soi et a éperdument besoin d’amour ; ce qui peut conduire à prendre des risques, à suivre n’importe qui.

Les besoins en matière de prévention sont immenses. En France, une loi de 2001 prévoit d’intervenir trois fois par an dans toutes les classes pour sensibiliser les jeunes. Elle n’est pas appliquée parce ce que cela coûte et ce n’est pas perçu comme une priorité. Quand je vais dans des classes, je suis effarée par ce que me confient nombre de jeunes. Cela me permet aussi de mesurer l’impact de mon travail et me conforte dans l’idée que ce que je fais a du sens.

Les femmes que vous recevez ont-elles un profil particulier ?

Il diffère selon qu’elles vivent à Saint Denis, la commune la plus pauvre de France métropolitaine et terre de migration, ou dans une banlieue bourgeoise. Mais hormis les violences physiques toutes les femmes peuvent subir des violences psychologiques à un moment où elles sont vulnérables, ce qui induit une très mauvaise image d’elles-mêmes et les amène à accepter l’inacceptable.

Et les enfants ?

On les reçoit avec leur maman. On essaie de comprendre la situation et s’il faut faire un signalement au procureur : un enfant qui vit dans un foyer violent est en danger même s’il ne reçoit pas de coups. Les mères ont du mal à accepter que leur enfant aille mal, ça implique qu’elles n’ont pas su le protéger et sont une mauvaise mère.

Selon vous, la situation des femmes s’améliore ou se détériore ?

D’un côté, la prise en charge est plus respectueuse, on banalise moins les violences subies par les femmes. De l’autre, la pandémie a provoqué beaucoup de violence au sein de certains couples, à cause du stress et de l’enfermement. La situation des femmes qui vivaient avec un conjoint difficile s’est dégradée.

Le modèle de la Maison des femmes est-il exportable ? Je suis fière de constater qu’à partir de ma petite idée de simple gynécologue, nous avons construit un modèle robuste dont s’inspirent divers hôpitaux, qu’une dizaine de Maisons similaires ont été créées, et d’une quinzaine sont en gestation. Même en Arabie Saoudite on y songe.

* Muriel Scibilia est auteure et ancienne fonctionnaire de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED).
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