GLOBAL AFFAIRS

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Ecrire pour explorer, dire et transformer le monde
Auteure prolifique, transgressive, incontournable, Leonora Miano pose un regard sans concession sur les relations entre l’Europe et l’Afrique
2 Mar 2022

Quelle est la nature et la fonction de cette langue que vous appelez de vos vœux dans « L’autre langue des femmes » ?

Dans le contexte actuel où la parole des militantes me semble souvent victimaire et trop centrée sur l’action négative d’hommes, il s’agit d’abord d’indiquer qu’il a existé, en Afrique subsaharienne, un autre langage. J’entends par là un rapport à soi différent, une connaissance et un exercice de sa puissance propre. L’autre langue des femmes propose une traversée des vécus féminins subsahariens, mettant en exergue de grandes figures, des mythes ou des pratiques sociales, pour montrer que les Subsahariennes sont dépositaires d’un riche matrimoine, à même d’inspirer toutes les femmes.

L’idée est d’amener les femmes à connaître leurs potentialités, à ne pas se définir en fonction de ce qu’on leur fait mais de ce qu’elles-mêmes sont et font. Cette Afrique que l’on présente comme arriérée, inapte à proposer des références, est le continent des reines guerrières, défenseuses et guides de peuples attaqués.

C’est en Afrique que les femmes exercèrent le pouvoir politique pour la toute première fois, et cela remonte à l’Antiquité. Les candaces de Méroé dont je parle ici sont sans équivalent dans l’histoire de l’Europe à la même époque. Y compris dans des sociétés patriarcales, les Africaines surent se faire entendre et gouverner. Parce qu’elles parlaientcette autre langue qui comprend le féminin comme une puissance souveraine et les femmes comme des individus pouvant imposer leur personnalité. Les Subsahariennes de notre temps ont gardé de leurs aïeules la combativité, le dynamisme, l’autorité, qui font partie de leur féminité particulière. Avant que la colonisation européenne ne vienne saper le pouvoir des institutions féminines, les sociétés de femmes étaient nombreuses, souvent très puissantes. C’est de tout cela qu’il importe de se souvenir pour se réaliser au présent et inventer le futur.

Dans Afropea, vous constatez que la rencontre entre l’Europe et l’Afrique n’a pas eu lieu, quelles pistes pour « mieux se fréquenter » ?

Il faudrait réinventer les relations entre ces grandes régions du monde, en commençant par refonder la notion de puissance. Telle que conçue hier et aujourd’hui, la puissance implique la domination et contrarie la fraternité. Cette vision des choses n’est d’ailleurs l’apanage d’aucun groupe humain. Tous continuent de révérer des conquérants qui érigèrent leur gloire sur des amoncellements de cadavres. L’humain ayant conscience de sa vulnérabilité, il souhaite la congédier et se valorise en s’identifiant à ceux qui surent prouver leur capacité de détruire et de soumettre. On s’intéresse peu aux victimes, les vaincus sont méprisés. D’où les statues d’esclavagistes, de colonisateurs ou de conquérants ici et là.

L’humanité a longtemps vécu sous le régime de la conquête. Bien des nations se sont constituées ainsi. Et une fois les nations formées, cette énergie dominatrice s’est appliquée à d’autres domaines : l’économie, par exemple. Ce modèle a fait son temps. Les périls climatiques qui nous menacent – pour ne parler que de ceux-là – rendront inhabitables de nombreuses régions du monde.

La disparition de certaines îles du Pacifique est d’ores et déjà programmée. Des phénomènes comme l’assèchement du lac Faguibine au Mali ont déjà commencé à pousser les populations sur les routes. Sur toute la côte atlantique, l’érosion côtière sévit. Au Togo où je vis, mais aussi ailleurs en Afrique de l’Ouest, cela détruit non seulement l’habitat et les routes, mais aussi la mémoire, les sites touchés ayant été le théâtre de la déportation transatlantique. Les migrations de la survie vont forcément s’accentuer.

Dans une telle configuration, si les mentalités ne sont pas transformées, on s’achemine vers une ère de violence. Les uns voudront sauver leur peau, les autres, se protéger des indésirables auxquels ils ne s’identifient pas. La montée des populismes identitaires montre ce refus de reconnaître son humanité dans celle de l’autre et la peur d’une forme de dissolution.

Pourtant, il faudra accueillir ceux qui auront perdu leur terre, assimiler un peu de leurs cultures, accepter que des identités inconnues naissent de ces brassages. Il faudra renoncer à la domination, à la compétition permanente, à la marchandisation de tout. Il faudra fraterniser. Or, on ne fraternise pas avec des peuples considérés comme inférieurs. On ne fraternise pas avec les habitants d’un continent perçu comme un réservoir de matières premières à s’approprier coûte que coûte et sans contrepartie équitable pour eux. On ne fraternise pas avec un vivier de consommateurs que l’on s’est fabriqué et qu’il faut maintenir tel.

À quoi ressemble cet « imaginaire de l’Afrique » dont sont porteurs les européens et les africains eux-mêmes ; comment le transformer ?

L’Afrique subsaharienne actuelle étant une production de la colonisation européenne, les Africains ont souvent intériorisé la négativité projetée sur eux. Or, les ténèbres intérieures de l’Europe ne sauraient les définir. Il est temps de retrouver son propre regard sur soi. Ne pas « durer dans mauvais rêve », selon une maxime ivoirienne. L’éveil de l’Afrique changera tout.

* Muriel Scibilia-Fabre est auteure et ancienne fonctionnaire de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED).
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