Quels sont les critères à l’origine de l’aggravation de la faim et de la pauvreté ?
Ils sont multiples mais les répercussions de la pandémie de COVID-19 a eu des effets désastreux : quelque 250 millions de personnes de plus ont basculé dans l’insécurité alimentaire depuis 2020. Cette aggravation de la faim dans le monde est la plus importante depuis au moins 15 ans. Avant la crise sanitaire, la situation était déjà effroyable. Environ un dixième de la population mondiale, soit quelque 867 millions de personnes, était gravement et en permanence sous-alimentée, un enfant de moins de 10 ans mourrait de faim ou des conséquences de la faim toutes les 5 secondes, soit 17 000 enfants par jour.
La faim serait une fatalité ?
Certainement pas. Cette situation est absurde et criminelle. Compte tenu de l’état actuel des forces de production, si on s’organisait autrement, si la distribution était équitable, l’agriculture mondiale pourrait fournir le minimum vital pour un adulte, soit 2200 calories par jour, à 12 milliards d’êtres humains. Actuellement nous ne sommes « que » 7,7 milliards. La faim n’est plus une fatalité. Chaque enfant qui meurt de faim est assassiné.

Quels sont les mécanismes à l’origine de la faim ?
Il faut distinguer la faim structurelle de la faim conjoncturelle. La première, qui ravage un grand nombre de pays du sud, découle d’un développement insuffisant des forces de production. La deuxième est due à l’effondrement brusque de toute une économie à cause d’une guerre, d’une catastrophe écologique ou des criquets. La pandémie a aggravé les deux mécanismes en détruisant encore plus la production et en entravant les échanges. Dans des pays comme la Somalie, les batailles menées pour enrayer la famine ont été ralenties ou sabotées par certaines des mesures prises pour lutter contre la pandémie.
Quelles sont les causes qui provoquent une telle situation ?
La pression financière qui s’exerce sur les pays en développement en matière de remboursement de la dette extérieure est d’autant plus insupportable qu’ils sont confrontés au choc économique provoqué par la pandémie. L’an dernier, la dette souveraine de ces pays avait atteint 3100 milliards de dollars. Les pays surendettés se trouvent en majorité dans l’hémisphère sud où vivent les trois quarts de la population.
Sur les 53 pays que compte l’Afrique, 36 sont presque exclusivement agricoles. Au Sénégal, la plupart des revenus des exportations d’arachides sont absorbés par le paiement des tranches d’amortissement et des intérêts de la dette extérieure ; ce qui ne permet pas d’investir dans l’agriculture.
Par ailleurs, en temps normaux, quand il n’y a ni guerre ni catastrophe climatique, dans les 7 pays du Sahel le rendement d’un hectare céréalier est de 600-700 kg par an alors qu’il est de 10 tonnes en Bretagne. Ce n’est pas parce que le paysan breton est plus compétent ou plus travailleur, c’est parce que les gouvernements du Sahel n’ont pas les moyens de fournir des engrais, d’irriguer, de faciliter l’accès au crédit et aux marchés. Le paysan en est réduit à compter sur le bon vouloir de la pluie comme il y a 300 ans. Abolir immédiatement la dette extérieure des 50 pays les plus endettés leur permettrait d’investir dans leur agriculture.

Deuxième cause : le dumping agricole de l’Union européenne. Afin de maintenir les prix, elle exporte sa production excédentaire sur les marchés africains à des conditions très favorables. Les oranges d’Espagne sont vendues trois fois moins cher que celles produites dans le pays sous un soleil de plomb par des femmes et des enfants qui n’ont pas la moindre chance d’en tirer le minimum vital. Troisième raison : l’accaparement des terres agricoles par les hedges Fund et autres groupes financiers.
L’an dernier, 41 millions d’hectares de terres agricoles africaines ont été achetés/loués par ces groupes, surtout saoudiens et européens. La Banque mondiale reconnait que cet accaparement détruit les familles qui atterrissent dans des bidonvilles sordides où fleurit la prostitution infantile, la drogue, le chômage endémique et la sous-alimentation, mais elle estime qu’il est économiquement justifié que ces terres passent entre les mains de groupes étrangers, les seuls à même d’augmenter la production, d’avoir accès aux technologies, aux financements et aux marchés internationaux. Toute la production est exportée, rien ne revient à la population locale.
Enfin, il y a la spéculation boursière sur les aliments. Les aliments de base – maïs, riz- blé -, qui représentent 75% de la consommation mondiale, sont considérés comme une marchandise comme une autre. Les spéculateurs engrangent des bénéfices astronomiques sur ces produits achetés par une clientèle captive qui doit se nourrir. Quand les prix augmentent sur les marchés mondiaux, la hausse se répercute dans les bidonvilles, et les mères n’ont plus de quoi nourrir leurs enfants.
Quelle alternative ?
Abolir les mécanismes qui tuent. Toutes les bourses sont normativement encadrées. Aucun obstacle juridique ne s’oppose donc à une loi. Dès demain, les parlements pourraient introduire un article qui interdit la spéculation boursière sur les aliments de base. Ce qui sauverait des centaines de milliers d’humains. Notre monde est dominé par un ordre cannibale.
L’an passé, les 500 plus grandes sociétés continentales privées, tous les secteurs confondus, ont contrôlé 52,8% du PIB mondial, soit plus de la moitié des richesses produites en un an sur la planète. Ces sociétés sont dirigées par une oligarchie qui détient un pouvoir financier, économique, politique et militaire supérieur au pouvoir des Etats les plus puissants. Elles n’ont qu’une stratégie : la maximisation des profits en un temps record quelles que soient les conséquences sur les humains. A cet ordre cannibale s’oppose la société civile qui fonctionne sur la base des principes de solidarité, de réciprocité et de complémentarité entre les hommes et les peuples.
La société civile est-elle en mesure de changer la donne ?
Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. Chaque citoyen a les moyens de forcer son gouvernement à abolir un mécanisme aussi meurtrier. Nous sommes dans une lutte paroxystique. Il importe de créer de la conscience. Chacun de nous est responsable de chaque enfant qui meurt de faim. Ce qui est réjouissant, c’est qu’en dépit d’un retour au « chacun pour soi » suscité par la pandémie, de plus en plus d’hommes et de femmes se réveillent. D’où une formidable progression de la pensée normative, de la lutte pour la réalisation du droit à l’alimentation, à l’eau, à l’habitat, à la santé, à l’éducation…
Beaucoup de jeunes s’interrogent sur leur avenir, sur le leg des adultes, sur les capacités de l’ONU. Qu’aimeriez-vous leur dire ?
L’ONU est le dépositaire de l’ordre normatif de la planète. La Charte et la Déclaration des droits de l’homme constituent l’horizon de notre histoire. Sans respect de tous les droits, sans sécurité collective, sans l’égalité souveraine de tous les états, il n’y a pas de civilisation possible. Cela vaut aussi pour la lutte pour le climat. Si on laisse les sociétés pétrolières engranger des milliards, multiplier les forages, augmenter la production d’énergies fossiles, on va vers la destruction de la planète. Il revient aux jeunes d’imposer les objectifs précis que les gouvernements du monde se sont fixés à l’horizon 2030 via tous les moyens qu’offre une société démocratique ouverte : désobéissance civile, insurrection des consciences, mobilisation, lutte sans concession. Nous ne sommes pas sur terre par hasard ni par accident, chaque vie a un sens, l’histoire a un sens. Dans le roman de Dostoïevski, Yvan Karamazov dit « Chacun est responsable de tout, devant tous. »